Résumé:
L’article cherche à retracer la trajectoire de la vie et de l’œuvre du poète ukrainien Vasyl Stus, établissant des parallèles entre sa riche production poétique et les vicissitudes de sa vie en URSS, la dense érudition du poète, élevant la langue et la poésie ukrainiennes au niveau des grandes cultures et langues d’Europe.
Main Text
Le trakt, qui va de Moscou en Sibérie a vu passer des centaines de milliers de bagnards, depuis l’archiprêtre Avvakoum jusqu’à Alexandre Soljénitsyne, il menait à la « maison morte » du bagne décrite à jamais par Dostoïevski. Le goulag succéda au bagne, le train au trakt, mais ne fut pas mieux : des mois enfermés dans des wagons à chevaux, sans contact avec l’extérieur, privés de l’ancienne compassion russe qui accompagnait les bagnards sur leur « long petit chemin ». Nombreux furent les nationalistes ukrainiens, polonais, baltes et bien d’autres encore à emprunter le trakt première ou seconde version. Parmi eux, en 1972, sous Brejnev déjà, un des grands poètes européens de la seconde moitié du XXème siècle, le poète ukrainien Vasyl Stus.
Stus était né le 6 janvier 1938 dans la région de Vinnytsia, en Ukraine occidentale, la veille de Noël (othodoxe). Deux ans plus tard ses parents se déplacèrent d’ouest en est, au Donbass. Le père avait fait l’objet d’une dénonciation, et, de plus, la famine se rapprochait du bourg où il travaillait. Beaucoup d’autres Soviétiques ne durent leur salut qu’à ces déplacements gigantesques, vers les nouvelles régions industrielles. L’appel de main d’œuvre était énorme, et fournissait un certain anonymat. L’enseignement à l’école était évidemment en russe, mais la mère du petit Vasyl lui chantait des chansons populaires ukrainiennes. C’était un écolier étonnamment doué, mais d’une famille suspecte. En 1954, il postula pour la Faculté de Journalisme de Kiev, fut refusé, trouva une place à l’Institut pédagogique de Stalino (anciennement Iouzovka, aujourd’hui Donetsk). La ville industrielle jouissait, comme tous les recoins de l’immense URSS, d’un peu plus de liberté que les capitales. À la fin de 1961, après deux ans de service militaire, Stus y fit ses premières armes en littérature dans la revue « Ukraine littéraire ». Après un service littéraire de deux années, il revint à Donetsk, puis fut enfin admis à la préparation au doctorat à l’Université Chevtchenko de Kiev, la capitale dont il rêvait. Commencèrent des années d’apprentissage, et de compagnonnage avec d’autres jeunes poètes.
Mais Vasyl était de tempérament rebelle. En 1965, à la première kiévienne du film de Paradjanov Les Ombres des ancêtres oubliés, tourné dans les Carpathes ukrainiens, d’après un célèbre roman de Kotsioubinski, publié en 1910. Le roman et le film disaient l’amour d’un Roméo et d’une Juliette dans le contexte extraordinaire des Hutzules des Carpathes ukrainiens, qui, avec leurs habits brodés, leurs longs cors alpins pour communiquer d’un sommet à l’autre, leurs fêtes à demi-païennes, préservaient une liberté qui datait de leur résistance à l’empereur Trajan, et une fidélité à la tradition ancestrale qui étonne encore aujourd’hui. Le film de Paradjanov, Les chevaux de feu, était un chef-d’œuvre d’innovation visuelle, et un hymne à la liberté antique. Paradjanov allait bientôt être arrêté. Stus était allé dans les Carpates, chez les Hutzules, leur consacra un long et superbe poème. Le 5 septembre 1965, Ivan Dziouba, Pavlo Tytchyna et d’autres plus jeunes poètes, dont Stus, qui voulaient protester contre les répressions, décidèrent de profiter de la première du film dans la grande salle du cinéma « Ukraïna ». Sans rien préparer, on se confia à l’inspiration du moment. Ce furent Vasyl Stus et Viatcheslav Tchornovil1 qui interrompirent la séance et demandèrent à ceux qui voulaient protester contre les arrestations de se lever. Très peu se levèrent. « Les mots de protestation dans la salle du cinéma Ukraïna tombèrent comme des cailloux dans un marécage », écrit Ivan Dzouba.
Il n’y eu pas d’arrestations, mais de nombreuses convocations et interrogatoires des gens du « marécage ». Après quoi il était clair que Stus pouvait renoncer à une carrière académique, qui eût certainement été brillante, mais contraire à son caractère et son destin.Il continua d’écrire, en vivant de métiers comme ouvrier, pompier, chauffagiste – tout en composant ses premiers recueils poétiques Arbres d’hiver, Joyeux cimetières. En 1970, Arbres d’hiver, refusé à Kiev par la censure, parut en Belgique, dans un tirage minuscule. Mais confier un manuscrit au « tamizdat » était un crime aux yeux des autorités soviétiques, l’arrestation survint enfin au tout début de l’an 1972. Stus, et une poignée d’autres poètes « dissidents », fut arrêté, jugé pour activité antisoviétique, et envoyé au bagne pour cinq ans en Mordovie, où il retrouva Tchornovil, puis à Magadan. En janvier 1972, lors de sa première arrestation, il écrivit en prison, d’un seul jet, une série de poèmes plus tard publiés dans le recueil Le temps de la création – Dichtungszeit,2 recueil dont le double titre renvoie à Dichtung und Wahrheit, et indique que Goethe est entré de plain-pied dans la création de Stus comme un coauteur. Les textes de la seconde partie du recueil sont des traductions plus ou moins réarrangées. Gœthe est pour lui le poète de la sagesse. Avec Rilke et Pasternak il est dans la triade que Stus adore. En prison, au cachot, voyant le ciel par la muselière de la fenêtre, il se pense, ou plutôt se sait comme le poète pair de ces trois géants, un égal, un pair ukrainien de la poésie allemande et russe.
L’afflux de la poésie dans ce cahot n’est pas directement lié au cachot, il a dans le cachot la même mystérieuse impersonnalité, la même impartialité, que s’il surgissait en liberté dans une Ukraine bucolique rêvée. On en jugera par ce poème dont l’originalité tient à l’extrême impersonnalité apparente, avec un sous-sol lyrique qu’on peut dire clandestin. C’est cette sorte d’attelage contradictoire qui va sonner son empreinte à toute l’œuvre de la maturité. Mais il se trouve, si l’on peut dire, que cette empreinte se produit dans le cachot, la prison ou le camp. D’où cette poétique de la douleur et de la lucidité qui le hisse au niveau d’un Celan, ou d’un Mandelstam. Ce poème, présent dans le recueil Le temps de la création – Dichtungszeit, nous donne la clé pour comprendre l’attelage lucidité-torture, poésie-prison, mais sans rien de la tonalité plaintive ou accusatoire que l’on attendrait.
Plus jamais ne t’entendre, te voir,
Ô toi, le noir violon !
Mais viennent les vers, viennent, viennent,
Comme sang hors du gosier
Odeur de rue des murailles,
Déjà à demi oubliée,
Comme une odeur de menthe. Du bien,
Dieu lui-même, le très cruel,
M’en a souhaité, en me donnant
Ce don maudit : versifier
A propre risque. Mais dans quel but ?
Pas moindre but en vue.
Pendant que l’âme se baignait
Dans un torrent joueur,
Imprudemment tu abandonnais
Les bons principes épistolaires :
Tous ces points, virgules, et tirets,
Le diable même en perd la tête.
De quoi avoir arrêt cardiaque,
Et une conscience en chicane.
L’âme, éclairée par le bien,
T’ordonne de te livrer au feu.
A ce don reçu tu as cédé
Ton simple droit de choisir
Ton chemin. Car ce n’était pas lui,
Mais toi, l’esclave. Pas histrion, mais
Haveur dans la mine. Sous les dalles
Du talent – pour jamais prisonnier.
26 janvier 1972
On le voit, déjà l’assurance est absolue d’être poète-né, et donc de vivre à jamais comme un enterré-vif, sous les dalles d’une vocation de poète qui est un tombeau. Vocation qui n’est pas celle d’un amuseur, d’un histrion, - comme on a souvent voulu voir la culture ukrainienne avec son guignol (vertep, pour lequel le père de Gogol écrivait de petites comédies), mais vocation de gnome au fond d’une mine, contraint à concasser et extraire le minerai poétique. André Biély, dans son poème « Premier Rendez-vous » (1916), avait déjà fait du poète un mineur de fond, armé du pic, et cherchant le filon de la bonne houille poétique.
Voilà Stus parti sur le trakt des bagnards, sur le « long petit chemin », et c’est là que son don poétique va affluer. D’abord la Mordovie avec son chapelet de camps, puis la Kolyma, à l’autre bout de la Sibérie, « chantée » par Varlam Chalamov, avec ses mélèzes et ses mines de sel, ses bourreaux, ses truands, ses victimes vendues à l’encan… Les Récits de la Kolyma, grand rival de l’Archipel du goulag d’Alexandre Soljénitsyne, n’ont rien de commun avec Palimpsestes, le recueil de Stus commencé durant son premier séjour au goulag. Et qui a inventé en quelque sorte le paysage kolymien. Ayant purgé sa peine, Stus revint à Kiev en 1979, et redevint ouvrier dans une fonderie. Il était désormais reconnu par beaucoup comme le poète le plus doué de sa génération, mais il fit à nouveau acte de dissidence, prit la tête du Groupe ukrainien d’Helsinki, fondé en 1976. Tous furent arrêtés, incarcérés ou internés dans des cliniques psychiatriques. Stus, condamné à une nouvelle peine de dix ans de travail forcé, fut envoyé au camp de Perm-36, dans l’Oural. Il n’arrêtait pas de composer de nouveaux vers, parfois mentalement, parfois inclus dans les lettres à Valia, son épouse. Lorsqu’on lui interdit d’envoyer des vers dans les lettres à sa femme, Stus entama une grève de la faim « indéfinie », et il en mourut le 5 septembre 1985.
***
Stus est à la fois poète et anthropologue de l’homme seul dans le tumulte du camp. L’impersonnalité de son lyrisme, clé de voûte de sa poétique, est fondée sur un soubassement de cultures, que le titre, au pluriel, de Palimpsestes indique à lui tout seul : un palimpseste est un parchemin qu’au Moyen-Âge on réutilise plusieurs fois, car il coûte cher. Le parchemin sur lequel Stus écrit, c’est la culture européenne, qu’elle soit allemande, russe, italienne, antique, et ukrainienne. Car, sans en avoir l’air, mais avec une conscience aigué de son exploit, au fond de la geôle sibérienne, il hausse la langue et la poésie ukrainienne au niveau des grandes cultures et langues de l’Europe.
Stus fait entrer le paysage de la Kolyma dans la poésie européenne. Un paysage ras, trapu, passant d’un enfer glacé à un été explosif, avec ses senteur de thym, ses silhouettes de mélèzes, se ravins, son soleil estival énorme, comme un géant et un ogre sanguinaire.
Juin, il neige – sur le mont sans contour
Les gracieux mélèzes – ici et là, ici et là.
Et toi, dans ta boite, dans ta boite à l’étroit.
L’âme comme un chêne – tu n’attends plus rien.
Rampent les collines – comme ptérosaures,
Sphinges du Seigneur, énigmes de l’Être.
Mon Dieu, tu es trop généreux - tant d’effroi
Déversé en ma petite existence !
Mains gelées, cri asséché dans la gorge.
Immense chemin-serpent serpentant.
Bras de croix des mélèzes. Visages disparus.
Le barbelé ton bouclier, ton glaive.
Les sphinges sont placées au portail de cet enfer comme à l’entrée d’une gigantesque mastaba de gel et de neige aveuglante, unissant ce monde aveuglant et mortifère aux plus anciennes mythologies de l’outre-tombe. «Rampent les collines – comme ptérosaures, / Sphinges du Seigneur, énigmes de l’Être. » Un échanson noir présente à boire avant de passer le Styx de la Kolyma dans ce petit poème qui note les infimes signes de printemps en terre gelée de « merzlota », quand un murmure d’eau provient d’un ruisseau souterrain qui apparait dans la glace, mais cicatrise aussitôt.
Terre à jamais gelée qui marmotte,
Voici le printemps, friable et fantasque.
Ni ton âme ni ta liberté ne reviendront,
Car c’est une âme autre, une autre liberté.
Ce printemps d’ici – fange et dégel,
Patinoire sur le traîneau luisant.
Non, rien ici jamais ne dégèle.
Le gel de Kolyma hache et cogne.
Demain, le ruisseau va cicatriser,
Et ton âme restera engourdie.
Remplis la chope, toi l’échanson noir !
Tant que les ligaments n’ont pas séché
La poésie de Dante, dont l’Inferno et le Purgatorio, lus très probablement dans la traduction russe de Mikhaïl Lozinski republiée en 1966 à Moscou, ont évidemment laissé leurs marques dans l’enfer goulaguien de Stus. Ainsi un poème de Palimpsestes, construit sur une alternance de vers trochaïques de quatre pieds et d’un seul pied, structure fréquente chez le poète russe Alexandre Blok que connaissait à fond Stus, et qui génère une sorte de mélopée où chaque plainte longue génère comme un bref écho, nous retrouvons le chapitre XXXII de de l’Inferno sur l’enfer glacé du Cocyte, où les traîtres sont pris dans la glace : « Les ombres dolentes étaient dans la glace, / Claquant des dents comme font les cigognes. » Aussi bien Botticelli que Daumier ont donné des illustrations saisissantes de ces têtes émergeant d’un lac glacé où leurs corps sont pris, à moitié vifs.
Merzlota d’âmes compressées
À jamais.
Glaçons de larmes entassées
Mirages.
Laine de cœurs endurcis –
Tendresse.
Éclats du soleil aux buissons –
Piquants.
Le Cocyte et ses prisonniers de la glace éternelle est là, en filigrane, avec ses crocs piquants, et surtout ses larmes qui « se glacent dans les yeux, empêchant les suivantes de couler ». Ce monde du Cocyte, stusien rend fou les victimes, isolés en leur martyre insensé, en cette terre où seul « l’élan sauvage erre et paît / en paix. ». La Kolyma est intimement liée à l’Ukraine par la nostalgie, par la fulgurance des souvenirs, par le souvenir d’un paradis bucolique petit-russien, magiquement relié à l’enfer des taupinières sibériennes (les sopki) et des glaces de la Kolyma. Parfois le désespoir né d’un sentiment d’abandon total abouti à de la haine, même pour la père-patrie. L’inouï entêtement de Vasyl Stus à refuser le moindre compromis avec le pouvoir l’isolait totalement de son peuple, et surtout de l’intelligentsia ukrainienne à laquelle il aurait pu s’agréger. Car en somme, l’Ukraine survivait, après même le Holodomor des années terribles de 1931-33. L’Ukraine l’oubliait, il était seul absolument. Ce qui fait que, çà et là, paradoxalement, apparaissent de fugaces rayons d’attachement à sonlieu de supplice. Et le vecteur de six mille verstes qui sépare la patrie-marâtre (« Bienheureux pays natal, pays assassin ») et l’exil infernal semble même alors s’inverser. La Kolyma peut tout : geler l’âme, la réveiller, l’enrager, l’engourdir presque à mort, ou encore déployer de superbes couleurs aveuglantes, comme ensevelir dans un linceul blanc. La poétique de Vasyl Stus est bâtie sur l’oxymoron, celui de son âme, celui de son amour/refus de la patrie, celui de la Kolyma – terre extrême de vie et de mort.
Ce monde autour, qui me foudroie – c’est toi, Kolyma !
Ravins et gouffres, monts et taupinières.
Deviens fou ! fou d’attente, d’éclairs, de magie,
Magie de sorcier, ou crise de rage.
Cette douleur s’exprime par une opération poétique qui n’appartient qu’à Stus : le concret se fait abstrait, l’abstrait se fait concret. Par exemple voici la maison sans joie, privée de la moindre eau vive, où gèlent les âmes. Varlam Chalamov, dans un des Récits de la Kolyma, parle de l’âme humaine qui gèle plus vite que le crachat dans un gel de moins 40°. Dans un poème de Stus on entend les sourds gémissements de l’âme, comparée à des oiseaux privés de ciel et privés d’ailes, autrement dit, cette image fonctionne en allant du vivant et du concret au presque rien par soustraction, ablation grotesque : plus d’iles à l’oiseau, plus même de corps... Ici, comme en tant d’endroits, cette opération d’ablation d’une part du vivant s’inspire du monde infernal chez Dante, venu lui-même du monde infernal antique et en particulier du chant VI de l’Énéide. Les morts n’ont pas d’ombre, et seul Dante, vivant descendu au pays des morts - comme Énée à la recherche de son père –, projette une ombre. Ici, les geignements gèlent les âmes, hélant les morts sans les atteindre.
Ils vont voguant comme cent-siècles,
Leurs geignements gèlent les âmes,
Hélant les morts sans les atteindre,
Il ne leur reste que maudire !
Un chemin devant eux s’étire,
Abrupt, glissant, jusques au fond.
Voici que vient l’heure terrible
De la trompette aux cent gosiers.
Les augmentatifs formés avec l’étrange suffixe stusien « cent-» sont comme un signe de l’arrivée de l’Effroyable. On le retrouvera plusieurs fois chez Stus. Ici, il s’applique également à la Trompette aux-cent-gosiers, qui est évidemment celle de l’Apocalypse, ou encore, comme ailleurs, le shofar juif, la longue corne de bélier qui devait mettre en déroute l’ennemi, et dont Dieu lui-même a fait usage.
Bouillons d’orages incompris
Ce sont les noces des folies,
Ça crie, menace et avertit,
De loin, sans fin ça me surveille.
Pourquoi? quel but? Je n’en sais rien.
Trompette au gosier de miel gronde ;
Flot de bagnards, sans fin ni fond.
Chant du shofar. La nuit se lève.
Est-ce Dieu qui appelle avec cette corne au gosier de miel ? Est-ce que ce sont les bagnards-zeks qui sont appelés ? Leur flot sans fin ni fond est comme un immense troupeau où l’on ne distingue pas un visage. Le visage humain, la Face dont le philosophe Levinas a fait l’alpha et l’oméga de l’humanité, a disparu. Néanmoins la mémoire tiède peut encore, parfois « garder le chaud des paumes et faces » ; et les sourires anciens montent la garde autour du zek enterré dans la blancheur de Kolyma. Stus, isolé, souvent mis au cachot car il était un captif indomptable, n’a qu’une planche de salut : sa filiation avec l’Ukraine. La filiation est une relation dont Levinas a fait le cœur de sa pensée. Le fils existe indépendamment du père, et pourtant il est en partie le père. Le père ne peut dire qu’il a un fils, qu’il possède un fils, qu’il a fabriqué un fils. L’enchaînement du moi au soi aboutit à cette altérité unique, proche, la filiation. Pour Stus, au fond du cachot, il ressent cette relation avec l’Ukraine qui est à six mille kilomètres, et qui l’oublie, qui vit sans se soucier de son sacrifice.
Ô mon peuple, à toi j’irai, reviendrai,
Quand, par la mort, je reviendrai à vie
En ma face de douleur et bonté.
Moi, ton fils, je tomberai face à terre,
Et probe, plongerai en tes yeux probes.
Même mort, en ta fratrie, je reviendrai.
Non seulement on voit Jacob tombant face contre terre après la lutte avec l’ange, ou encore l’infinité des saints tombant face à terre sur les rocs anguleux et symboliques des icône russes, mais en plus l’image du fils unique de Stus, Dmytro, qu’il a finalement peu connu, essentiellement pendant les trois années séparant ses deux incarcérations. Stus l’aperçoit, par exemple, dans un cauchemar, où il retourne à la maison, sonne à la porte de ce paradis perdu, Dmytro, son fils lui ouvre, le cauchemar le réveille : « Notre fils a répondu. Ah, pouvoir crier ! mais / Donner de la voix, je n’en ai plus la force. » Pour le fils, adolescent, puis adulte, et aujourd’hui directeur du Musée Taras Chevtchenko, l’épreuve fut rude, et dans un texte récent, une préface à une nouvelle Anthologie intitulée Aucune chaîne n’étouffera ton esprit, le fils évoque le refus inflexible de tout compromis qu’opposait son père au pouvoir soviétique. Son père était seul, ou presque, à l’époque. « Je me rappelle, écrit le fils, à l’automne 1979 plusieurs de ses amis venaient le voir pour le dissuader de l’idée « provocatrice » de diriger le Groupe de Helsinki. – Vasyl, tu comprends que ça signifie une arrestation inévitable. Tu es poète. Tu dois travailler, pas faire de la prison. Tu es un génie ! – Mais, toi tu es prêt à prendre la tête du groupe ? – Non, ça n’aurait pas de sens. – Alors, pourquoi es-tu venu ? » On peut dire que Vasyl Stus se savait un génie, en souffrait, mais considérait ce don de poète comme une obligation morale immanquablement liée à la souffrance et à la mort. Le contexte de sa lutte était l’immense mosaïque de peuple de l’empire soviétique, où la culture ukrainienne passait avant tout pour folklorique, liée à l’art culinaire, aux petit pâtés, aux « galouchki », aux récits ukrainiens de Nicolas Gogol (écrits en russe). Stus le fils a sans doute vécu avec une part d’angoisse l’extrême entêtement de son père. Il explique cet extraordinaire duel d’un seul contre un pouvoir gigantesque par le souvenir des humiliations de ses parents, les grands-parents de Dmytro, pendant leur exil au Donbass. « Fidélité à la langue, aux aïeux, à leur conception du bien et du mal » sont, selon Dmytro Stus, le fondement de ce choix suicidaire. Et, sans nommer Camus, il attribue à son père cette pensée attribuée à Camus : « Entre la justice et ma mère, je choisirai ma mère ». Comme on sait, ce sont des paroles rapportées par des journalistes dans une conversation qui eut lieu après la remise du Prix Nobel. En l’occurrence, il me semblerait plus juste d’estimer que Stus aurait, lui, plutôt dit : « Ma mère et la justice sont du même côté… »
Certes très présents, sa mère, sa femme Valia, et son fils Dmytro forment un triangle qui n’a rien ni de lyrique, ni d’élégiaque (ces deux muses sont absentes), mais font partie de cet espace-temps à la fois lointain et immédiat qui est le temps stusien, un temps qui évoque celui, presque olympien, de Hölderlin – la « source première », « le Père Archipel », où « pas une île ne se perd »),3, comme celui de l’Enfer de Dante, où « moi seul m’apprêtais à soutenir la guerre du long parcours et de la compassion. »4
Ô Seigneur Dieu ! j’ai telle angoisse,
Tel esseulement – sans limite ni fin.
J’ai perdu Mère-Patrie. L’œil à tâtons
Cherche le chemin entre les ravins.
C’est mon chemin. De retour. Ou pas.
C’est mon chemin, tant que la terre me porte.
Regarde-moi, femme, guette-moi, fils,
Ô mère, ne me maudis pas !
Me voici loin parti. Rage. Au hasard.
Me voici loin parti, fatigué de furie.
Les monts rosés sont ferrés de glace.
Au-dessus la noire tribu des corbeaux.
Le soir vient, aveugle. Le dessin des monts
Comme un décor découpé de carton.
C’est ton chemin, qu’il monte ou descende.
Te voilà loin parti. Parti loin. Parti.
***
Le monde stusien est, comme celui des grandes œuvres immortelles, ouvert sur l’infini, et l’éternel, calendrier de la Création du monde, comme du proche Jour du Jugement dernier. Mais cette ouverture dantesque, est traduite en pièces courtes, trois ou quatre, ou cinq quatrains, parfois des vers libres, parfois un morceau de prose rythmée et grotesque. Car le grotesque, très présent dans l’héritage ukrainien avec l’Énéide travestie, a aussi sa part chez Stus, quoique Stus, dont la carrière fut brève, n’y recourt que dans quelques pèces, où par exemple il décrit le lavage nocturne du faux dieu soviétique, Lénine, sur la place du marché de Bessarabie, à Kiev.
Le plus souvent ses pièces poétiques sont des instantanés où l’univers est présent par un étrange troc entre réalités, comme dans ce distique : « La nuit rôde, tel un cheval entravé, / Par ravins et ravines, brèches et steppes. » La nuit et le cheval entravé ne font qu’un, au point que l’on croirait qu’il est en train de naître un demi-dieu, un centaure de la nuit. Ou encore « Le soir barbelé, comme un hérisson rampe », où le goulag et ses barbelés, pratiquent un troc de substance avec le hérisson prudent. Ailleurs les songes pendent par grappes de raisin, le rêve chuchote au rêve dans un monde à mi-Enfers et mi-Cieux des dieux et demi-dieux homériques. Ou encore un clair de lune emporte des survivants dans une arche voguant comme celle de Noé sur un monde englouti, et dont nul ne sait s’il sera recréé. Un typhon passe, « Être monstrueux sans tête », « tempête sculptée », « minerai de neige », où « le Sans-tête se dresse, sans langue ». Le cosmos brille et tinte dans la fente infime d’un ruisseau, « comme s’il enlaçait l’univers ». Et le poète, du moins le « tu » auquel il s’auto-adresse sans jamais le nommer n’a plus qu’à se faire petit, « se faire caillou ». « Sache attendre. Guette le solennel instant où / Tu te perdras toi-même. » Ce qui le rapproche de Boris Pasternak, dont il aimait passionnément la poésie, et on a l’impression que « Ma sœur la vie » de Pasternak, avec sa poétique de l’impersonnel vivant, renaît certes dans un autre monde, un monde aplati, boréal, mais où le vivant se fait caillou, le souffle se fait hérisson, non moins que dans Ma sœur la vie (« Il siérait aux étoiles de rire aux éclats, / Mais quel trou retiré que ce monde ».5
Dans les Palimpsestes, non seulement le cosmos est toujours présent, le vivant se fait minerai, le minerai se fait vivant, autrement dit le réel et le surréel, celui des dieux comme celui des preux russes qui ont reçu le nom turco-mongol de leurs adversaire, « bogatyr », mais on sent la présence de plain-pied de toute la culture européenne. Et ce n’est pas un des moindres traits de son univers poétique qu’il y intègre l’univers russe tout autant que Goethe, Rilke (dont il a traduit les Sonnets à Orphée)6, que Homère ou même les Véda. En somme, ce lutteur seul, presque prisonnier du gel, au fond de son cachot, écrivant mentalement souvent, mettait la poésie ukrainienne au niveau de toute la poésie européenne, y compris la russe, celle de son adversaire. Le cabot du Méphisto de Gœthe dans Faust, les ossements blancs des bylines anciennes collectées par les slavophiles russes au XIXème siècle, Ma sœur la vie de Pasternak, l’Entretien avec Dante de Mandelstam, ou les récits de J. D. Salinger affleurent dans son cosmos poétique à titre d’égaux. Sans parler bien sûr de son prédécesseur, Taras.
L’Ukraine, par la voix étouffée naguère, aujourd’hui étudiée dans les écoles, de Vasyl Stus répondait ainsi, d’avance, et pour toujours à ceux qui prétendaient nier jusqu’à son existence linguistique, que non seulement elle était, elle existait, mais elle était de plain-pied avec l’antiquité grecque, dont elle a reçu des splendides vestiges grâce à la Crimée, l’ancienne Tauride, avec la culture allemande, que Stus connaissait en partie par cœur, l’italienne avec Dante, et la russe. Comme si un seul homme la faisait entrer dans la salle du banquet européen. Il n’était pas le seul. Il y avait eu la génération des poètes des années 1920, souvent fusillés pendant les années 1930, ce qu’on appelle « la Renaissance fusillée », comme Oleksandr Oles et Pavlo Tychyna. C’était le terreau tragique. Après le stalinisme, il y avait eu les poètes « hermétiques » des années 1960-1980, comme Vasyl Gerasymjuk ou Ihor Rimaruk, ainsi que de grands traducteurs comme celui que Stus considère un maître, Mykola Bajan. Le « Club des jeunes artistes » – fondé en1960, et dont deux figures de pour furent la poétesse Lina Kostenko, et le critique Ivan Dzuba –, avait été le volet ukrainien du Dégel. On se réunissait chez le poète et critique Ivan Svitlitchnciï, que Stus, arrivé en 1963 à Kiev pour son doctorat, fréquenta et qui figure dans sa poésie, mais c’était après l’interdiction du « Club des jeunes artistes », quand le dégel ukrainien subit indirectement les foudres de Khrouchtchev, après sa célèbre visite à l’exposition de la place du Manège, à Moscou, en décembre 1962. Un des plus beaux poèmes de stus est consacré à Ivan Svitlitchniï, retrouvé au camp de perm-36. Le modernisme, l’hermétisme n’avaient pas de place dans le contexte soviétique et Stus paraît au moment où cela devient évident. Beaucoup s’inclinèrent, Stus se libéra par une série de défis qui devaient, en vingt ans, le conduire à la mort. Et sans ce défi que fut sa vie, conjugué à une mémoire extraordinaire, un génie poétique reconnu et envié, le poète Stus ne serait pas né. Mais dans l’Ukraine affranchie du communisme et de la sujétion à l’Union soviétique, c’est-à-dire à la Russie, l’héroïsme de Stus, réapparu comme un héros qui avait subi le martyre pour délivrer l’Ukraine, et avait prédit sa renaissance pratiquement empêcha les recherches littéraires et intertextuelles. Ce qui fait que le meilleur ouvrage sur Stus nous semble être celui d’Alessandro Achilli, un slaviste italien de Milan.7 Achilli analyse en particulier les premiers recueils, qui précèdent les œuvres de la maturité, Dichtenszeit et Palimpsestes, ainsi que la riche intertextualité de l’œuvre avec les poètes russes et européens. Car pour en arriver la brièveté saisissante de la « poétique de la douleur » des dernières œuvres, il a fallu des étapes que souvent les livres consacrées à Stus sautaient, hypnotisées par le destin tragique du poète. Le poème dédié à Ivan Svitlitchniï est de ceux qui livrent ce nouvel ars poetica, fait de revers, d’échecs, de soustractions dans la vie et dans le texte. « Le monde s’égayant en menus pas / D’archi-catastrophes à venir », se tient sur cette lame, comme un alpiniste entre vie et mort. Un monde de « traces ne menant à rien », une douleur singulière « au milieu d’un troupeau de maux et périls ». Le monde se raréfie, tout en s’aiguisant comme une crête de rocher, ou une lame de rasoir. Mais la marche sur la crête souvent se marie à l’envol, comme celui de Ganymède. L’envol suicidaire en apparence, mais qui est l’issue de secours.
Ô cette peine bien-aiguisée,
D’un bord l’autre passant,
Entre au val des folies,
Au désespoir va au-devant.
Ô ce monde bien-aiguisé.
D’un bord l’autre, grain du Mal,
Envole-toi d’un vol féroce,
Toi, comme flèche loin projeté.
Ô l’instant bien-aiguisé
D’espoirs et de félonies.
Seul le cœur va cognant,
Aux bourreaux – seul défi !
Un lexique de Stus montrerait vite la superposition de certains mot, à commencer par le chemin (shliakh) qui nous ramène toujours au vieux trakt des bagnards, la fureur (shal), la folie (bozhevillja), les étoiles (zirki) et leurs dérivés. A cette superposition lexicale qui, comme chez Claudel, repose sur un principe poétique de la répétition8 s’oppose chez Stus au principe de la soustraction, comme celle que pratique le lézard en abandonnant sa queue à la pierre où il est coincé. « Sacrifiant un morceau de son corps / pour mieux sauver ainsi son esprit ». Ainsi fait le sujet parlant impersonnel de Stus, coincé lui aussi « dans les fentes du quotidien » (qui est le quotidien du bagne). J’utilise cette expression de « sujet parlant impersonnel » faute de mieux, parce que « sujet lyrique » ne conviendrait absolument pas, – la poésie de Stus faisant abstraction de ce sujet, du lyrisme, de l’élégie, presque par principe.
L’Ukraine, dans ce débat entre envol suicidaire et abandon de morceaux de soi est omniprésente, mais par apparitions brèves comme l’étincelle du silex pour allumer le feu de l’homme préhistorique. Ce sera, par exemple, le songe d’un bois antique de tilleuls (« tilleuraie » , que j’ai utilisé, est de mon invention). Le mot « tilleul » est d’ailleurs de ceux qui font le plus obstacle à la traduction, en français comme en russe, tant de Taras Chevtchenko que de Vasyl Stus, car il est du féminin, et symbolise la Bienaimée, ou l’Ukraine bienaimée, dans un beau et célèbre poème de Taras, et dans un non moins beau poème de Vasyl, qui y fait évidemment référence. Or le masculin du mot tilleul en russe comme en français constitue un obstacle presque infranchissable.9 La voici, pour conclure, dans ce poème narquois et tragique, où l’on entend une voix de navigateur perdu dans l’infini et qui lance « Horizon ! », comme on lance « Terre ! », apparue un instant la tilleuraie-songe, rêve d’Ukraine bénie immergée dans la paix de l’éternité antique, mais le chahut d’un combat, d’avions prenant l’envol, de « cent-chagrins » jaillissant comme le sang de la gorge s’abat su l’occiput, comme un coup de hache. Et le final amène la danse sur le fil du rasoir. Hermétisme, impersonnalisme, douleur fulgurante, lame du couteau – tout Stus est là – sur le tranchant :
Horizon ! crie la voix à gauche,
Attrape-le vite ! attrape-le !
Ukraine, sois heureuse!
Tilleulaie-songe, oh, adieu!
Fracas de clameurs s’abat
Sur occiput, droit sur moi!
Disparaissez, aérodromes!
Brûlez donc en cent-chagrins!
Le sang a jailli – Arrière!
Tiens-toi bien aux confins!
On va danser, p’tit copain!
Sur le couteau, sur le tranchant.
Décidément le bagnard du vieux trakt de l’empire russo-soviétique s’est échappé, on ne sait plus où il est : dans la caverne de Platon, au haut du guignol ukrainien, dans la fournaise ou dans le gel absolu de la merzlota ? Échappé quelque part dans l’absolu sur le fil du glaive.
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